Réflexions de Saramago sur l’anthropomorphisme

Il ne manque pas d’invidus, il n’en man­qua jamais, pour affir­mer que les poètes ne sont vrai­ment pas indis­pen­sables, et je me demande ce qu’il advien­drait de nous si la poé­sie n’était pas là pour nous aider à com­prendre com­bien les choses que nous qua­li­fions de claires le sont en réa­lité bien peu. Jusqu’à pré­sent, alors que tant de pages ont déjà été écrites, la matière nar­ra­tive s’est bor­née à la des­crip­tion d’un voyage océa­nique, peu banal il est vrai, et même en ce dra­ma­tique ins­tant où la pénin­sule reprend sa route, main­te­nant vers le sud, tout en conti­nuant de tour­ner autour de son axe ima­gi­naire, il est évident que, si l’inspiration de ce poète, qui a com­paré la révo­lu­tion et la des­cente de la pénin­sule à l’enfant qui dans le ventre de sa mère accom­plit la pre­mière des­cente de sa vie, ne venait pas à notre secours, nous serions inca­pable de dépas­ser et d’enrichir ce banal énoncé des faits. L’analogie est admi­rable, encore qu’il nous faille cen­su­rer ce consen­te­ment aux ten­ta­tions de l’anthropomorphisme, qui voit tout et juge tout dans une rela­tion for­cée à l’homme, comme si, de fait, la nature n’avait d’autre souci que nous. Tout serait beau­coup plus facile à com­prendre si nous confes­sions, sim­ple­ment, notre peur infi­nie qui nous amène à peu­pler le monde d’images qui res­semblent à ce que nous sommes ou à ce que nous croyons être, à moins que cet effort obses­sion­nel ne soit, au contraire, une inven­tion du cou­rage, ou le simple entê­te­ment de celui qui se refuse à ne pas être là où il y a du vide, à ne pas don­ner sens à ce qui n’en a pas. Il est pro­bable que ce n’est pas nous qui pou­vons com­bler ce vide, et ce que nous nom­mons sens n’est guère plus qu’un ensemble d’images fugaces qui ont pu nous paraître har­mo­nieuses à un moment donné, quand l’intelligence, prise de panique, a tenté d’y intro­duire de la rai­son, de l’ordre, de la cohérence.

Sara­mago, Le radeau de pierre

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