Attention, attention. il n’y a pas que les nouveaux pauvres. Il y a les nouveaux riches. Pour venir en aide a mes amis nouveaux riches qui crèvent dans leur cholestérol en plein hiver à Méribel, j’ai décidé d’ouvrir les restaurants du foie. Envoyez-moi des tonnes de verveine et des quintaux de biscottes sans sel, le bon Dieu vous les rendra…
Sans vouloir offenser les marchands de confitures, il faut bien se rendre à l’évidence : les sirupeux commencent à nous les engluer.
Depuis des lustres, déjà, la mièvrerie d’un humanisme sanglotant enrobait l’Homo sapiens occidental, infiltrant en son coeur débordant de remords colonialiste le flot sucré de la plus vulgaire sensiblerie. Mais bon. On se contentait de patauger dans le filandreux sans s’y noyer : trois sous pour l’abbé Pierre, une marraine pour le Vietnam, une cuillerée pour Mamadou, et l’on pouvait retourner finir son foie gras la conscience débarbouillée, et l’âme dans les pantoufles.
Mais voici qu’une horde électronique de rockers anglophones surgavés d’ice-creams se prend soudain d’émotion au récit pitoyable de là misère éthiopienne dont les navrantes images nous prouvent en tout cas qu’on peut garder la ligne loin de Contrexéville. Gravés sur le vinyle, les miaulements effrayants et les brames emmêlés de ces chanteurs transis déferlent un jour sur les ondes, et c’est alors le monde entier qui glougloute dans la mélasse, la larme en crue et la honte sous le bras.
Pantelants d’admiration pour tout ce qui vient d’Amérique, les troubadours fin de siècle du rock auvergnat veulent faire la même chose. Ils s’agglutinent en vain aux portes des maquignons du 33 tours : Renaud a eu l’idée avant. Alors, ils chantent avec lui.
A la vue du clip de ces durs en cuir pissotant leur douleur sur leurs leggings, Margot, dégoulinante de chagrin panafricain, se prive des Mémoires de Patrick Sabatier pour pouvoir s’acheter le disque.
Survient l’hiver. Les nouveaux cons tuent la dinde. Les nouvelles dindes se zibelinent. Les nouveaux pauvres ont faim. Les charitables épisodiques, entre deux bâfrées de confit d’oie, vont pouvoir épancher leurs élans diabétiques. Le plus célèbre des employés de Paul Lederman ouvre les «Restaurants du coeur». Des tripiers doux, des épiciers émus, de tendres charcutiers, le coeur bouffi de charité chrétienne et la goutte hyperglycérnique au ras des yeux rouges, montrent leur bonté à tous les passants sur les trois chaînes. Margot revend son disque pour l’Ethiopie pour acheter des pieds de porc aux chômeurs islamiques. Telle une enfant sud-américaine s’enfcinçant dans la boue, la France entière fond doucement dans le miel. Des auréoles de saindoux poussent au front des nouveaux bigots du show-bizz. Ça tartuffe sur TF1. Dans la foulée, un chanteur sans père se donne aux orphelins: c’est Sans famille sur Antenne 2. Un animateur lacrymal chante la complainte à nodules des damnés du cancer, c’est saint Vincent de Paul sur FR3.
Infoutus d’aboutir, les pontifes d’Esculape tendent la sébile aux carrefours : SOS métastases, médecins sans scanner, «Ouvrez-moi cette porte où je frappe en pleurant », partout les alarmés du salut nous poissent de leurs déjections sucrées.
Heureusement, Dieu m’écartèle, si possible sous anesthésie générale ; il reste encore en France, en Colombie, en Ethiopie, des humains qui n’ont rien perdu de leur dignité, qu’un sort heureux a mis à l’abri de la pitié des hommes. Eux n’ont pas à mendier. En casquette à galon doré, ils somnolent dans les tourelles antiseptiques de leurs chars astiqués. Ils sucent des caramels en attendant le déclenchement de la troisième. Ouand on lèvera des impôts pour les mourants du monde et qu’on fera la quête pour préparer les guerres, j’irai chanter avec Renaud. En attendant, oui, mon pote, j’ai cent balles. Et je les garde.
Quant au mois de mars, je le dis sans aucune arrière-pensée politique, ça m’étonnerait qu’il passe l’hiver.
Pierre Desproges